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Les messagers



Les montagnes sont des êtres vivants. Elles sont tellement grandes et elles respirent tellement lentement, qu’on ne peut le percevoir sans y prêter une attention particulière.

Elles sont si grandes qu’on a du mal à imaginer que leur voix est si légère. Presque inaudible. On a du mal à imaginer que notre présence sur leur flanc est perçue. Leur corps est parcouru d’un frisson.

Les montagnes sont des êtres qui vivent dans un autre rythme. Une autre perception de l’espace et du temps. Elles vivent dans une autre temporalité. C’est pourquoi nous avons du mal à percevoir leur langage. Mais leur esprit vit hors de cette temporalité et il est apte à dialoguer avec quiconque souhaite dialoguer.

Il y a quelques années, alors que je gravissais le Pic d’Anie, un corbeau vint me survoler. Je montais sur cette montagne qui de mémoire d’homme est sacrée. Elle rappelle au temps des Géants. Et sur ce pic, un géant habitait et dialoguait avec le ciel. Il avait un rôle particulier en lien avec les orages. Des offrandes et prières étaient faites par la population locale pour qu’il épargne les cultures et les travaux des foins en été.

Je marchais sur le flanc de la montagne et un corbeau vint me survoler. Son vol insistant proche de moi libéra une plume de son corps et elle descendit jusqu’à moi. J’étais fatigué et cette plume me donna de la force pour avancer plus loin. Plus haut. Mais avec le recul, et ce que j’apprends des montagnes, je me demande si le message de cette plume n’était pas plutôt : « tu as ton cadeau. Prends cette plume. Laisse ce sommet tranquille. On ne monte pas dans la demeure des géants, sauf si on est un géant. On ne monte pas sur la tête d’une montagne. Car c’est là qu’elle discute avec le ciel et les nuages. »

Je n’avais pas entendu le message.

Quelques années plus tard, je montais sur les montagnes sacrées du pays cathare. Bien décidé à arriver au sommet, je m’étais engagé d’un bon pas sur les pentes du Saint Barthélémy. J’étais seul dans cette nature grandiose, avec en point de mire ce sommet accessible. Alors que je montais, je traversais différents espaces dégagés, tant sur des crêtes que sur de petits plateaux. Dans un de ces espaces, une petite clairière, au sein de résineux montagnards, un aigle vint me survoler. Un aigle majestueux. Cela m’arrêta. Il volait en cercles au dessus de moi.

Son vol était parlant. « Je suis l’esprit de l’aigle. Je suis la raison de ta venue. Ne vas pas plus loin. Pas la peine. Ce que tu recherches t’est donné. Accueille mon vol. Accueille ma présence. Accueille la présence. »

C’est ce que je fis. Je me connectai à son vol, à sa présence, à la présence. Il n’existait rien d’autre que ce ciel vaste. Un horizon qui respire.

Mon ascension était terminée. Plus besoin d’aller plus haut. Il n’y avait plus de « plus haut ». Ni de plus bas non plus. Il ne restait que cette respiration en moi. Le ciel respirait en moi.

Je redescendis de cette montagne en ayant été touché par le sacré. Ce que je cherchais m’avait trouvé.

Il y a quelques semaines, dans les montagnes sacrées du Pérou, je marchais sur un long chemin qui se lovait sur la pente d’une de ces montagnes sacrées. Un condor est apparu. Un condor majestueux. Il vola d’une de ces montagnes à une autre. Dans son vol, un long plané d’un bord de la vallée à l’autre, d’une montagne sacrée à l’autre, il me parla. « Je suis le messager des dieux. Je suis le grand condor. Cesse de marcher. Viens avec moi. Vole. Laisse ton âme voler. Laisse toi devenir sacré. Laisse ta marche devenir si légère qu’elle effleure la terre. Qu’elle la rend sacrée. Marche le cœur léger. Vole l’esprit léger. Cesse de forcer. Laisse toi emporter. Accueille le sacré ».

J’ai accueilli. Je me suis posé sur une grosse pierre, face à l’une de ces montagnes sacrées. Le Mont Veronica. L’Apu* Veronica. Le condor avait disparu de l’horizon depuis un bon moment. J’ai observé le ciel. J’ai observé en moi. J’ai observé le ciel en moi. Quelle prétention de vouloir monter au sommet d’une de ces montagnes. L’horizon n’est pas plus vaste là haut. Oui, peut être un horizon visible. Un horizon pour les yeux.

Mais ce n’est pas cet horizon qui me rend plus ouvert. Plus heureux. Ce n’est pas une vue fugace sur un paysage étendu. Assis sur cette pierre, je me laissais traverser. Par quelques pensées. Puis progressivement les pensées ont cessé. Progressivement, je sentais la montagne vibrer. Progressivement, en moi, l’espace s’ouvrait. Les montagnes sont des espaces vivants. Sacrés. Comme tout ce qui vit. Et en moi, comme en chacun de nous, il y a possibilité de les rencontrer. Ces espaces sacrés. Aller à leur rencontre. Se poser. Sans chercher à les dominer. Sans chercher à les dépasser.

Bien au contraire. Les laisser s’intégrer. Les laisser nous imprégner. C’est là tout un art. Un art du sentir. Non pas sentir avec nos sens. Mais sentir au-delà des sens. Sentir avec notre âme. Avec notre cœur. Sentir quand ce n’est plus nous qui sentons.

Cheminer, et accueillir.

Cheminer et s’abandonner.

Car quand on s’abandonne, on ne se perd pas. On perd seulement la sensation de maitrise. L’illusion de maitrise ou de contrôle. S’abandonner, ce n’est pas se perdre, c’est se trouver. C’est accepter que notre chemin devienne sacré. C’est accepter de se laisser guider et emporter, sans rien contrôler. C’est d’une pensées arrêtée rejoindre l’espace d’où nait la pensée.

Il n’y a aucun exploit là dedans. Aucune performance. Pas même de sommet. Ce n’est pas une ascention. Au contraire. C’est une attention. Quand l’ascension est abandonnée, elle devient une attention. Un pelerinage. Une proposition de sacré. Il suffit alors de cette attention. De cette vigilance. Un signe. Parfois le vol d’un oiseau, un messager. Parfois le frémissement d’une feuille. Parfois un tronc majestueux. Ou la beauté d’une cascade. Peu importe. Il y a des espaces particulièrement habités. Des portes. Ces portes dans la nature ouvrent des portes dans notre propre nature. Il s’agit alors de s’attarder. De laisser la porte ouvrir en nous l’espace. Dans ces lieux, une vibration est proposée. Une ouverture.

* Apu : Au Pérou, une montagne sacrée est appelée Apu. Ce sont des Dieux. Ou d moins des deités, des manifestations grandioses du divin. Elles sont vénérées. C’est-à-dire que l’on vient vers la montagne en pelerin. En faisant des offrandes. En venant le cœur ouvert. On chemine dans la montagne, on vit sur son flanc ou face aux Apu majeurs. Pour les contempler. Pour les écouter aussi. Pour leur demander aide, ouverture, compréhension. Pour d’une vie simple s’ouvrir à une vie sublimée. Les montagnes sont des Apu. On pourrait traduire, bien que ce soit un peu réducteur, les montagnes sont des Dieux. Et on ne marche pas sur la tête des Dieux…

Ce qui est aussi intéressant de remarquer, c’est que bien que n’ayant en apparence aucun lien historique, la langue des montagnes des Philippines nomme Dieu : « Apu ». Les quechuas rencontrés nous ont mentionné que les mots ont une vibration. Et que de nombreux mots ont été donné par la vibration elle-même. La vibration crée la forme et la pensée. En quelques sortes, les montagnes considérées comme des Dieux ont enseigné à ceux qui écoutaient : « nous sommes apus ». Il est possible que si nous écoutons, nous devenions universels. Habitants d’un univers. Où tout est connecté. Interrelié. Où tout est enseigné. Et alors nous devenions aussi frères, aussi proches qu’un philippin est proche d’un péruvien.


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