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La cuisine de la vie




J’ai découvert ce petit restaurant de Castres un peu par hasard. J’y ai amené quelques proches, en les prévenant : attention, c’est assez exceptionnel.

La salle peut contenir une vingtaine de personnes, et Thierry cuisine pendant que son assistante vient prendre commande et délivre les plats qu’il cuisine dans un recoin de la salle. Il regarde ses fourneaux et ses assiettes en préparation autant que ses clients.


Dès mon premier plat dans ce restaurant, je fus surpris. Nous parlions avec un proche quand le plat fut apporté. Nous cessâmes la discussion, car la présentation était en elle-même une œuvre d’art. Nous avons humé. Puis après ce bain olfactif, nous avons mangé.


Silencieusement et savourant chaque bouchée, dont les arômes se révélaient les uns après les autres. Après cette première surprise, ce fut ainsi pour chaque plat, et à chaque fois que je retournais dans ce restaurant. Le repas était pris en silence et en savourant.


Thierry, le cuisinier, avait noté cela et m’avait un jour interpellé.

- Ça me fait plaisir de vous voir manger dans mon restaurant. La plupart des clients mangent et bavardent en même temps. J’aime vous voir accueillir mes plats, les regarder, les sentir, les savourer. Je vois que vous et vos invités mangez en silence. C’est une belle récompense pour moi.


Effectivement, je ne comprenais pas que les personnes qui fréquentaient ce restaurant continuent de parler alors que les plats étaient si exceptionnels.


Thierry me dit pourquoi il en était venu à la cuisine :

- J’aime la vie. Et je pense que nous avons tous un don. Une façon de servir quelque chose de plus grand que nous. Le divin en quelque sorte. Alors nous avons à utiliser nos dons. C’est une façon de servir, de donner du sens à cette vie et d’utiliser au mieux les instruments physiques ou sensibles que la vie nous donne.


J’acquiesçais d’un sourire et il continua.


- Outre la joie de cuisiner, je remarque quelque chose chez mes clients qui me pousse à voir la vie différemment. Comme je cuisine dans la salle et que je vois chacun, je remarque que certains goûtent du bout des lèvres alors que d’autres savourent. Je pense que c’est pareil avec la vie. Tant que nous sommes dans nos bavardages mentaux, dans nos histoires, nous continuons par habitude, et ça devient une distraction, une superficialité alors que la vie nous propose de la gouter. De plonger dans chaque instant intensément. Intérieurement.

Et je pense que pour savourer, il s’agit d’apprendre à faire « pause ». A faire un silence en soi. Apprendre à écouter, sans rien ajouter à ce qui est donné. Juste savourer. Savourer, c’est en quelque sorte accueillir en profondeur. Accueillir pleinement et observer ce qui jaillit de cet accueil.


J’aimais particulièrement la poésie de ce restaurateur qui allait de pair avec sa cuisine. Motivé par mon attention et mon écoute, il poursuivit.


- La cuisine, c’est comme la vie. On peut apprécier ou aimer. Apprécier est une façon superficielle de goûter chaque instant. Mais aimer, c’est autre chose. Si je peux aimer un plat cuisiné, un ciel bleu ou gris, si je peux aimer une fleur qui s’ouvre ou une personne que je ne connais même pas, alors j’ai la sensation d’aimer la vie. Je ne sais pas ce qu’il y a dans l’invisible, ni s’il y a un au-delà. Mais je sais que dans cette existence, on peut déjà aller dans un au-delà. Au-delà du superficiel. Au-delà de soi-même. Au-delà du banal, du commun. Au-delà du général, du grossier. On peut aller au-delà de simplement goûter, ou apprécier. On peut aimer. Aimer la vie. Aimer la vie, c’est s’aimer soi-même. Car nous sommes cette vie. Aimer, c’est remarquer la beauté que nous offrons qui est aussi offerte par la vie dans toutes ses formes. C’est se mettre en disponibilité et résonance avec ce qui est. Il y a toujours quelque chose à aimer. Quelque chose qui invite au silence…


Il était vraiment emporté dans sa passion et dans son envie de partager. Je recevais sans vraiment parler, juste acquiescer et être en ouverture. Il parlait vivement, poussé par une envie de communiquer après ce temps silencieux à créer ces plats derrière ses fourneaux.


Oui, j’écoutais et en même temps je n’écoutais pas vraiment, les saveurs du repas continuant d’affluer dans mon palais. Cela continuait souvent un bon moment après le repas. C’est aussi ce que j’aimais dans ce restaurant. Ce qui émergeait dans le temps après. Le temps d’intégration. Il y avait des saveurs qui montaient à retardement. Pour apporter leur touche dans une harmonie générale.


Oui, il y a toujours quelque chose à aimer. La création dépasse notre entendement personnel. S’aimer est une tendance souvent prônée dans les sessions de bien être. Mais s’aimer, est-ce aimer notre personne, notre personnage, notre petite histoire, ou les histoires d’un tel ou une telle ? Ou est-ce aimer ce qui se manifeste, sans fards, sans histoires, sans ajouts ? La fleur n’a pas besoin d’histoire pour manifester la beauté. Le soleil n’a pas besoin d’histoire pour manifester sa lumière. Aimer, comme le mentionnait Thierry, est aussi une façon de se mettre en résonnance avec ce qui vibre simplement. Sans histoire. Sans surimprimer quoique ce soit, tant cela est une évidence. Et se mettre en résonance, c’est au-delà d’aimer. C’est devenir un avec ce qui était étranger. C’est accepter de se retrouver dans une vibration qui nous relie, qui nous rapproche, qui nous unit.


Aimer, c’est une forme de prière silencieuse de la vie à travers chaque manifestation. Le visible et l’invisible s’unissent dans chacune de nos prières. Tous les temps se sentent attirés et s’unissent dans chacune de nos prières. Ces prières qui sont ces silences emplis de ce quelque chose que certains nomment Amour.


Oui, l’amour se manifeste.

À chaque instant.

Pour tous les êtres. Pour tous les temps.

Et le regard paisible lentement s’ouvre pour accueillir ce pétillement.

Et intérieurement, quelque chose s’éclaire, souriant.

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