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La flûte de la cascade





Hier soir il y a eu un bel orage. Puis il a plu toute la nuit. Ce matin, les passereaux qui viennent chercher des graines de tournesol sur le rebord de ma fenêtre sont tout ébouriffés. Cela me rappela une rencontre qui m’a marqué. Une rencontre entre air et eau.


C’était en été. J’avais envie de me baigner et on m’avait parlé d’une petite cascade près de chez moi. Alors je m’équipais pour aller dénicher ce petit coin de paradis. Il fallait traverser des broussailles, et escalader un peu, mais le lieu était vraiment à part.

Après m’être contorsionné entre des buissons bas et des ronces, j’arrivais à une vasque au pied de la petite cascade, un filet d’eau qui tombait le long d’une petite falaise moussue d’une dizaine de mètres. Après la chaleur de la montée et de la canicule estivale, je rentrais lentement dans l’eau froide. J’avais cet espace pour moi tout seul, une petite vasque au milieu de la forêt. J’étais aussi heureux qu’un enfant qui découvre un trésor dans une malle de pirate. C’était mon lieu. Mon espace secret...


J’étais dans cette joie bienheureuse lorsque j’entendis plus haut le son d’une flûte. Cela semblait provenir du haut de la cascade. Le son était mélodieux. Je pensais tout naturellement qu’un esprit de la nature venait y faire une douce mélodie pour l’eau et la forêt environnante. Je me laissais bercer par le son de la flûte. Comme un charme auquel je participais par un abandon dans l’eau fraiche.

La musique poursuivait son offrande mélodieuse, mais l’eau froide commençait à me faire ressentir sa fraicheur. Je sortis de l’eau et essayais de voir ce qui jouait cette belle musique aérienne. Comme la vasque était rapidement bordée de fourrés, je décidais d’escalader aussi discrètement que possible le long de la falaise. Je m’agrippais aux troncs de quelques arbres malingres accrochés à la falaise. Mais la montée était facilitée par de nombreuses prises naturelles pour les pieds et les mains. J’arrivais silencieusement vers le haut de la falaise et restais tapis parmi les feuilles buissonnantes. La vue était inimaginable depuis le bas. Les arbres semblaient avoir choisi de rester plus bas que la falaise, et il y a avait là un plateau arboré qui surplombait la forêt. La petite rivière, dont l’eau était très réduite en cette saison de l’année, avait tracé un sillon à travers la forêt jusqu’à cette cascade. La vue était dégagée sur une grande distance, permettant de voir les maisons et anciennes fermes disséminées dans la forêt qui ondulait au gré des collines et ravines.


En haut de la cascade, un jeune homme jouait de la flute. Il s’agissait d’une longue flute à bec. Il jouait divinement bien. Je ne bougeais pas pour ne pas l’interrompre.

Cependant, était-ce un hasard, ou ses sens aiguisés, il réduisit sa mélopée jusqu’à la laisser partir vers l’horizon en une dernière envolée de notes. Il resta immobile et silencieux un instant, comme en recueillement. Puis il se tourna vers moi. Il avait une vingtaine d’années. Torse nu, il avait le gabarit élancé des grimpeurs de falaise qui escaladent en été les falaises de la région. Ce qui me surprit un peu, c’était à la fois son regard particulièrement doux et ses oreilles qui dépassaient légèrement de ses cheveux blonds ; était-ce une illusion, mais elles semblaient étrangement un peu pointues. Dans le contexte du moment, j’hésitais entre la certitude de voir un humain, et la probabilité que ce jeune homme soit un esprit de la nature. Il me sourit et cela m’encouragea à sortir de ma modeste cache. Je fis quelques pas sur le haut de la falaise et le rejoignis au bord du surplomb.

- bonjour, je m’appelle Stéphane. Je prenais un bain dans la vasque en dessous et j’ai entendu votre flûte.


Il me sourit et son regard semblait toujours aussi étrange, même de près. Un regard qui vous traverse en douceur. Un regard sans fond tant il est profond.

Il ne me répondait pas. Peut-être qu’il n’avait rien à dire après cette musique, ou peut-être même qu’il était muet. Il ne me dit pas un mot. Il resta silencieux et regarda à nouveau l’horizon. Nous restâmes ainsi l’un assis à côté de l’autre. Je le regardais du coin de l’œil par moments, pour voir s’il voulait engager une conversation. Mais il restait immobile, comme en lien direct avec la forêt et le ciel face à nous. Seul le bruit de l’eau venait apporter un mouvement proche. Je respirais aussi silencieusement que possible afin de ne pas troubler cet instant.


Puis toujours sans rien dire, et aussi mystérieux que l’instant précédent, il se leva. Il avait le mouvement fluide, un peu comme un danseur. Il rangea sa longue flute dans une housse en tissus, passa la lanière de la housse par-dessus son épaule, me sourit toujours silencieusement et il partit par une petite sente qui rentrait dans la forêt sur le plateau.


Je restais à ma place, silencieux, un peu rêveur. Cette rencontre silencieuse m’avait troublé tant par l’aura de ce jeune homme que par l’ambiance du moment. Je regardais un instant le paysage, un peu perplexe, un peu songeur… je ne saurais jamais si il était réel ou si c’était un esprit de la nature. Nous croisons parfois des personnes dont l’aura est si lumineuse, et parfois si étrange, que même après un échange, nous pouvons douter que passé le virage ou un bosquet un peu plus loin, ces êtres reprennent leur forme naturelle d’ange ou d’esprits de la nature. Cela m’est arrivé de nombreuses fois, et je suis sûr que sur le nombre, il y avait des anges ou esprits de la nature avec une forme humaine très momentanée, juste le temps de la rencontre.


Je me souviens de cette rencontre, non seulement par l’ambiance lumineuse de cette rencontre en accord complet avec la chaleur et la lumière intense de ce jour d’été, mais aussi parce qu’en me levant, je remarquais sous une petite pierre un papier plié. Je ne sais pas si c’est le joueur de flûte qui avait laissé ce message ou un précédent visiteur du lieu. Par curiosité, je soulevais la pierre et attrapais le papier pour y lire les quelques lignes écrites à la main. Je ne sais pas si j’ai trahi quelqu’un ou quelque esprit, mais après avoir lu ce papier, je l’ai plié à nouveau et je l’ai gardé, comme un trésor, dans mon portefeuille. Il m’accompagne maintenant depuis quelques années, le papier a un peu souffert de son usure naturelle, mais on peut toujours lire, écrit à l’encre noire d’une écriture ronde et légère, ces quelques mots que je relis à l’occasion (et que je connais maintenant par cœur) :

Silhouette dans le ciel. J'ai envie de voler, les limites de mon corps ne me laisse entrevoir ce rêve qu'à moitié éveillé. J'espère un jour toucher de mes doigts nus ce que pour le moment je vois d'en bas. Caresser le ciel, embrasser ma vie sur terre, lui susurrer le feu de ma passion et pénétrer sa nature profonde comme la joie innocente que l'on ressent quand on plonge pour la première fois dans une eau turquoise. »


Parfois, lors de mes voyages, lorsque je me rapproche d’une cascade ou d’une eau tropicale, je me souviens de ces mots. Parfois aussi, comme ce jour de printemps où les oiseaux ont le plumage trempé par la pluie fraiche, je me souviens de ces quelques lignes. Elles me ramènent à cet instant, comme si j’avais rencontré un esprit de l’eau ou un esprit de l’air.


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