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  • Photo du rédacteurStéphane Boistard

Dialogue sur la nature profonde




En ce premier janvier, j’avais un rendez vous programmé depuis longtemps. J’avais entendu parler de ce sage qui vivait retiré dans la forêt proche de là où je résidais. Les hasards de l’existence m’ont permis de rentrer en contact avec une personne qui le connaissait et le voyait régulièrement. Nous avions donc convenu d’un rendez vous en un point et nous verrions comment faire au moment venu. Le temps était ensoleillé, la température clémente, nous marchâmes un peu dans la garrigue en ce premier jour de l’année. Il me proposa cette marche silencieuse pour nous rencontrer dans le silence. Par le cheminement ensemble. Puis nous nous sommes posés en bord d’un sentier et il me proposa un échange verbal. Je m’assis à côté de lui et j’eus cette grande chance. Je dois noter ici que chacune de ses réponses était précédée d’un silence plus ou moins long. Parfois il s’interrompait au milieu d’une phrase, puis reprenait après un temps de silence.


Jean devait avoir autour de soixante dix ans. Il était alerte, se tenait bien droit, assez fin et un peu plus grand que moi, ni sa tenue vestimentaire, ni sa façon de se comporter ne laissaient entrevoir qu’il vivait retiré dans une forêt proche, dans un petit mazet.

Ce qui était particulier chez lui était une sorte d’aura paisible, qui allait de pair avec un regard doux et qui ne s’attardait pas sur les choses. Je n’ai pas vu le fond de son œil car il ne me regarda jamais dans les yeux. Il était ailleurs. Intérieurement. Et il était pourtant là, à côté de moi.


- Je suis heureux de pouvoir vous rencontrer. Depuis quelques années, je chemine intérieurement et extérieurement pour aller vers une forme d’éveil. Je sentais que quelque chose n’allait pas intérieurement. J’ai donc quitté ce que je connaissais et je me suis mis en chemin. Je pensais trouver quelque chose, une technique, une méthode, et en fait, je ne trouve rien de cela. Ce qui est présenté ne me convient pas. Cela sonne faux bien souvent. La seule réponse que j’ai bien souvent est de déconstruire et de laisser émerger.


- Savoir ce que vous êtes foncièrement est le résultat de beaucoup d’investigations. Vous devez explorer votre terrain physique et psychique pour enfin vous trouver vous-même au-delà d’eux. Le discernement, la discrimination, vous amènent à la compréhension, c’est elle qui vous rend libre de ce que vous pensiez être, elle seule est la voie, si l’on peut parler d’une voie.


- J’entends souvent cette notion de liberté, comme la notion de paix ou de joie, qui sembleraient ne pas correspondre à l’idée que l’on en a bien souvent. De quelle liberté s’agit-il ?


- La liberté consiste à être libre de toute chose, et par conséquent de ce quelqu’un que vous croyez être. L’incertitude est dûe à l’image, à l’idée d’être une personne. Tout ce qui se manifeste en vous, tout ce qui subsiste, n’a d’existence que grâce à votre pure présence en dehors de la temporalité.


- Mais si je ne suis pas une personne, si je n’ai pas de personnalité, que suis-je ?


- La vie impersonnelle n’est pas une idée, c’est une perception originelle dans une non-localisation où rien ne nous oppose, rien ne nous sépare, où vous rencontrez compréhension et amour.


- Est-ce que ce que vous exprimez, cette expérience que vous vivez, vous permet de ne plus souffrir ?


- Dans la tranquillité vécue, la vie de tous les jours se déroule calmement, sans heurt. Mais dès qu’une entité personnelle, une image se projette, alors viennent les problèmes, les conflits. Je ne veux pas dire qu’il ne reste plus de difficulté à résoudre dans la tranquillité, mais ce ne sont plus vraiment des problèmes. Quand votre vie psychique vous quitte, l’affection est là, mais sans l’affectivité qui est un besoin de sécurisation, de se trouver quelque part, d’être aimé, reconnu. C’est un mouvement vers soi. Dans la tranquillité vacante, l’affection seule demeure. Tout découle du Soi.


- Lors de mes recherches et expériences, j’ai souvent entendu la notion d’Ouvert. De rester ouvert. Au-delà des perceptions primaires. Ouvert à la Présence. Est-ce un conseil que vous donnez vous aussi ?


- L’ouverture ne se laisse pas penser ; ce n’est pas une sensation, c’est un état d’être, impossible à qualifier.


Il marqua un temps de pause plus long que précédemment. Puis il reprit.

- Bien souvent, ce que l’on veut exprimer par ce mot est surtout un dynamisme de saisir, de choisir, de se défendre, auquel on s’identifie. Pour nous, être ouvert est une écoute, une réceptivité exempte de toute direction, de tout but, de toute volition.

Nous avons une palette d’images qui se répète constamment, stimulant l’affectivité et l’état d’agitation psychique et corporelle, provoquant nos réactions, nos actions. La plupart du temps nous ne nous connaissons qu’à travers ces reflets, auxquels nous nous identifions.

L’ouverture dont nous parlons est une nudité totale, une tranquillité hors de la personne. Ce n’est pas un lien tranquille, ce n’est pas une sensation, c’est une paix, une sérénité profonde, au-delà de tout raisonnement.


- Mais alors, à quel moment sait-on qu’on est devenu sage ? Que nous sommes dans la Présence ?


- Dans cette écoute, vous ne cherchez plus la bonté, la sagesse. Vous savez que la personne est elle-même une pensée, et que seule la joie profonde permet le surgissement de la vie. La perception originelle ne se laisse ni concevoir, ni qualifier, ni sentir.

Il ferma les yeux un instant, respira lentement en silence, puis ajouta.

- C’est la grâce qui ne vient pas de l’extérieur. Tout ce qui apparaît en vous est grâce.


- Je ressens intérieurement des changements. Des transformations. Cependant j’ai toujours cette tendance à penser. Il y a des aller-retour entre une façon de penser qui me traverse et une façon de penser qui vient de mon mental. Je le perçois. Parfois cela apparaît, parfois c’est moi qui gère. Je saisis des pensées, je rumine, je juge… Et je remarque que c’est un processus, où parfois les changements intérieurs sont flagrants, parfois ça semble stagner.


- Votre Soi vous cherche. Il suscite en vous un besoin intuitif de vous « retrouver ». Il se manifeste surtout au moment où votre esprit bien informé sait qu’il n’a rien à atteindre, rien à trouver, rien à poursuivre… il se rend compte de ses limites, de son impossibilité de concevoir l’amour, la paix.

A ce moment-là, il lâche prise et a aperception (prise de conscience claire) de la présence : pas celle qui se laisse penser, elle concerne le passé-futur. Mais une présence en dehors de l’espace/temps.

Il est très important que notre esprit sache reconnaître son impuissance, qu’il soit informé sur la perspective qui s’offre à nous de vivre dans notre nature foncière. Cette compréhension supprime toute dispersion. Un mental averti, orienté, est déjà au seuil de la vérité.


- Parfois je pratique des « exercices ». Par exemple, je me mets dans une forme d’attention. Ce que nombreux nomment « l’observateur ». Quand je suis dans cet état d’attention, il me semble que je touche des limites.


- L’observation est une énergie en mouvement. Nous sommes encore dans une relation sujet-objet, nous sommes encore dans la dualité. La présence annihile cette relation. Elle n’est pas un concept, mais un vécu.


- Mais comment faire ? Quels sont les premiers pas à faire pour entrer dans cette présence, dans cet état paisible ?


- Ne faites rien, tout ce que vous essaierez vous éloignera au contraire. Nous sommes cette présence, ici, maintenant, toujours. C’est notre profonde réalité. Nos efforts nous écartent de la compréhension.

Explorez lucidement l’instant présent. Discriminez sur-le-champ, avec votre sensibilité, les diverses modalités de votre fonctionnement, observez, écoutez.

Prenez un exemple : vous vous mettez devant un aquarium, vous voyez les poissons, le monde végétal bouger, une vie se déploie devant vos yeux. Vous aimez ce spectacle et votre intérêt se maintient. Brusquement, une pensée s’introduit, et vous ne suivez plus les mouvements du poisson, vous le voyez partir dans une direction puis vous le perdez de vue parce qu’il a filé d’un autre côté. Cela vous prouve que votre observation n’était pas continue, elle était superficielle et s’est relâchée pour un rien. Découvrez-vous de la même façon, ce qui vous permettra de constater que vos réflexes vous poussent toujours dans un sens par un déploiement d’énergie vers l’extérieur. Une démarche à rebours va alors s’instaurer, et vous permettra une observation totale à laquelle personne n’est attentif. Tous vos organes sont en état d’ouverture : la vue, l’ouïe, l’odorat, sans restriction, sans intériorisation. Votre observation est enfin multidimensionnelle. Vous saisissez ? C’est en regardant votre comportement instant par instant que vous ferez ce premier pas dont vous venez de parler…


Je n’ai pas vraiment entendu la fin de ses paroles. Sa voix calme m’avait plongé dans un état second. Je percevais la nature autour de nous avec plus de vie et d’intensité qu’au début de notre entretien. Ses silences, peut être plus que ses mots, généraient en moi un état de relâchement profond. Un peu groggy, je lui demandais : « est-ce qu’au final, dans cette présence, dans cet état de grâce, vous sentez la sérénité ? Vous vivez cette sérénité ? »


- Notre souhait profond est de vivre sans désir. Regardez intensément, lucidement en vous, et vous en serez convaincu. Notre seul vœu véritable est d’être sans désir.

En réalité, l’amour, la joie sont inhérents à notre nature.

Le but de notre quête est toujours d’arriver à un état de non-désir.


Notre dialogue a été lent. Ponctué de nombreux silences que j’ai rompus tant j’avais envie de profiter des connaissances et des observations de cet homme. Plus que ses mots, c’est sa présence paisible et profondément heureuse qui m’ont touché.


Aucun texte ne saurait reproduire cette présence qui est clairement perçue en compagnie de telles personnes.

Il y a de ces personnes disséminées en ce monde. Elles ont cette qualité de présence en permanence ou de façon partielle. Peu importe. Savourez.


La définition de « conscience » est principalement tournée vers l’humain. Vous pouvez passer au-dessus de ces clivages. Les animaux, les roches, les montagnes, les arbres… sont des maîtres eux aussi. Quand un guide se présente, offrez vous l’opportunité de vous attarder ; un instant. De vous nourrir de cette qualité. Puis continuez ce chemin qui est le vôtre.



Dialogue improbable avec Jean Klein (1912-1998), extraits de ses dialogues compilés dans "Être, approches de la non dualité", éditions Almora

* "Conscience : Chez l’homme, à la différence des autres êtres animés, cela correspond à l’organisation de son psychisme qui, en lui permettant d’avoir connaissance de ses états, de ses actes et de leur valeur morale, lui permet de se sentir exister "(définition CNRTL)

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